Vieux cépages valaisans: une histoire de «bons» vins
Vieux cépages valaisans
Une histoire de «bons» vins
Par Pierre Thomas
Le document, tiré du registre du Val d’Anniviers, signé le samedi 20 janvier 1313, fixe les modalités entre le nouveau propriétaire des vignes et les exploitants, pour un demi-muids de vin de droit d’utilisation («cens»). «Si par hasard, une année, aux vendanges, ce demi-muids de vin ne peut pas être perçu et pris sur ladite vigne, nous sommes tenus et nous promettons de procurer au dit acheteur, à ses héritiers ou à ses successeurs, la quantité manquante en vin semblable ou deux sous de Saint-Maurice pour chaque setier (réd. : part d’un muids) non fourni.» Pour se prémunir contre la livraison de n’importe quelle «piquette», Emeric de Torrenté a fait consigner ce principe de précaution en toutes lettres…
Un «trou noir» de plus de deux siècles
Pour les historiens Arnaud Meilland et Christine Payot, du bureau sédunois Clio, qui ont épluché les textes des archives valaisannes, de l’Etat, de l’Evêché, communales, familiales et des abbés de Saint-Maurice et du Grand-Saint-Bernard, le muscat, déjà reconnu pour son goût particulier, l’humagne — blanche ! — sont les deux cépages les plus cités jusqu’au 19ème siècle, devant la rèze et le gouais. Si les deux premiers ont subsisté jusqu’à nos jours, les deux derniers ont failli disparaître.
La rèze (resi en allemand) passait jusque dans les années 1990 pour donner un vin particulièrement acide et amer. Et ça n’est pas pour rien qu’elle entrait dans la compostion du «vin du glacier» des bourgeoisies du Val d’Anniviers, destinée à une longue maturation par «recapage» ou «solera» (lire ci-dessous). Quant au gouais, un des plus prolifiques cépages recensés, il donne des vins très rustiques et a presque disparu…
Pour Christine Payot, dans les textes conservés aux archives, «le vocabulaire utilisé pour qualifier le vin est restreint et déroutant ; on a deux mots, bon ou mauvais, comme on a rouge ou blanc, sans plus de précision.» Seule exception, l’attrait de ce qu’on nomme, du Moyen-Age au milieu du 19ème siècle, le «vin vieux», par rapport au «vin nouveau». Mais les mentions de qualité de vins sont rares, explique Arnaud Meilland. En 1544, l’observateur Sébastien Münster affirme qu’entre Sion et Sierre, «le rouge y est meilleur que le blanc, et si noir qu’on pourrait y faire de l’encre». Tandis que dans la région de Martigny et Conthey, les blancs «vieillissent 10 ou 20 ans».
Les mots pour le dire en 1960, seulement
Ainsi, vers 1800, un auteur donne une recette pour «faire vieillir rapidement le vin» en le passant au four! Un autre propose de «faire bouillir (…) une part de miel, deux parts d’eau de pluie, et une part de vin de bonne qualité (sic)». Il faut savoir qu’avant l’apparition de la bouteille (l’Anglais K. Digby, au 17ème siècle) et d’un bouchon de liège (pour le champagne, au début du 18ème siècle), le seul contenant du vin, après les amphores grecques et romaines, fut le tonneau gaulois, et ses déviations aromatiques imaginables…
L’ADN au secours de l’Histoire
Dans sa récente somme «Wine Grapes», cosignée avec les Anglaises Jancis Robinson et Julia Harding, l’humagne figure sans indication de couleur. Il n’y a qu’une humagne, la blanche (30 hectares en Valais)! La rouge n’apparaît que vers 1900, pour qualifier ce que les Valdôtains nomment cornalin… L’humagne, la vraie, l’unique, vient du Sud de la France, de Marseille; son nom pourrait venir du grec «hylomaneus», vigoureux. On la retrouve dans les Pyrénées atlantiques sous le nom de miousat. Croisée avec le completer, elle a donné le lafnetscha et, avec un cépage inconnu, l’himbertscha, deux cépages du Haut-Valais, perpétué par Chanton père et fils à Viège.
Un rouge plus que douteux
Un formidable méli-mélo? Pasionnant à suivre, en tout cas. De l’«Histoire de la Vigne et du Vin du Valais» (2009) à «Wine Grapes» (2012), en passant par l’«Origine des cépages valaisans et valdôtains» (2011), José Vouillamoz a dessiné les arbres généalogiques de nombreux cépages. Il en subsiste 39 attribués à la Suisse, entre variétés contemporaines (croisements récents de Changins et du génial Jurassien Valentin Blattner) et survivantes (une douzaine de valaisannes pure souche).
Eclairage
Le «vin du glacier» menacé de vide juridique
Car, si le nom de «vin du glacier» (de même que «vin des glaciers» et «Gletscherwein») est déposé à l’Office fédéral de la propriété intellectuelle comme «marque» appartenant aux six bourgeoisies, depuis 2004, il est menacé d’un vide juridique, a-t-on appris de bonne source. Actuellement, il figure bien dans la liste des «termes viticoles spécifiques» enregistrés par Berne, sous: «vin blanc d’appellation d’origine contrôlée produit en Valais, élevé dans le Val d’Anniviers selon la tradition locale, élaboré avec des vins d’un ou plusieurs cépages, de plusieurs millésimes, présentant une tendance oxydative.» Avec le toilettage des textes, induit par la politique agricole (PA 2014 – 17), cette définition devrait être biffée. Pourquoi? Parce que le canton du Valais n’a aucune définition légale du «vin du glacier», ni comme vin AOC, ni comme mention traditionnelle. Du coup, ce rare nectar perdrait toute existence juridique dans l’accord bilatéral de 1999 entre la Suisse et l’Union européenne, où il figure nommément.
Pourtant, le «vin du glacier» est un cousin des très réputés (et européens) Vin jaune du Jura, Tokay de Hongrie et Xérès d’Andalousie. Ces trois-là sont chacun marqués par un cépage caractéristique, le savagnin, le furmint et le palomino. Le Tokay hongrois est parfois assemblé à d’autres variétés, comme l’est aujourd’hui le «vin du glacier» où la marsanne (ermitage en Valais) et le pinot gris (malvoisie en Valais) ont pris le relais de la rèze. Les six bourgeoisies du val d’Anniviers ont décidé de remettre en priorité de la rèze dans leur «vin du glacier» et, par convention, d’en définir le mode d’élaboration. La dégustation ne peut se faire que pour du vin tiré du tonneau et la vente en bouteille est proscrite — une interdiction qui paraît poser problème pour une protection légale.
Le plus fameux «vin du glacier» est celui de la Bourgeoisie de Grimentz. On complète les tonneaux, chaque année selon le même système connu sous le terme de «solera» à Jerez: le vin jeune est incorporé au tonneau le moins ancien (datant de 1969), de celui-ci à celui de 1934, puis, au 1888 et, enfin, au 1886. Ce dernier, le «tonneau de l’évêque», est réservé aux grandes occasions, en principe seulement en présence du prélat sédunois. Son nectar fleure l’encaustique, la vieille armoire en bois de mélèze, le brou de noix; il est concentré par évaporation naturelle, complexe et long en bouche: une expérience gustative unique! Selon une formule mathématique, sur les 1’000 litres de contenance du fût, il subsiste 17 litres de la mise originale de 1886. Et désormais un peu moins depuis la dégustation au Sensorama, du 20 janvier 2013…Paru dans Hôtellerie et Gastronomie Hebdo du 28 février 2013.